Il semble par conséquent que le malade ne se porte pas si mal.
Parfois même on a l’impression qu’il est guéri : un recueil s’arrache en librairie (A.Gavalda), une nouvelle isolée connaît un succès phénoménal (Pavloff), et, à intervalles plus ou moins réguliers, on parle de «renouveau de la nouvelle». Un peu d’expérience montre toutefois qu’il en est ainsi depuis belle lurette, et qu’en règle générale le grand public boude la lecture de nouvelles..
Pourtant, dit-on souvent, ce genre devrait convenir à notre époque hâtive : à temps éparpillé, lecture courte. L’argument est faux. Parce que l’ingestion d’une nouvelle (j’entends, une nouvelle réussie) est aussi rapide que sa digestion est longue. L’estomac du lecteur est mis à rude épreuve : les histoires minces sont coupantes, et les éclats de vie font saigner comme des éclats de verre. Il existe des textes de cinq pages qu’on remâche pendant des années et des années.
En outre, les auteurs s’ingénient toujours à décevoir le lecteur : ils s’interrompent avant de refermer le gouffre (ou la plaie) qu’ils viennent d’ouvrir. Au lecteur de se débrouiller avec ce vertige. Cette situation manque de confort. La nouvelle n’est pas un genre très confortable.
On comprend donc son insuccès relatif. Et pourtant, dans ce pays, on continue d’en écrire. Beaucoup. Parce que cette écriture-là procure un vrai plaisir de fabrication. Elle exige en effet une maîtrise technique presque irréprochable. Un relâchement, un piétinement, pas assez de tension, trop de banalité, et le texte s’éteint. Pour qu’il vive, il faut qu’il soit agile, nerveux, vif, imparable : une gifle.
Telle est la situation de la nouvelle en France : à l’écart du succès public, donc à l’abri du vacarme médiatique, les nouvellistes peuvent se consacrer à devenir des artistes de la gifle. Des fignoleurs. Des joaillers. Ciselant la phrase, astiquant le mot. Travaillant à la loupe. Se trouvant par conséquent au cœur d’un gisement fabuleux de littérature.
Certains explorent ce filon dans une veine noire (Demouzon, Daeninckx, Vautrin, Garnier...), d’autres dans une veine fantastique (Châteaureynaud, Bens...), d’autres encore dans une veine expérimentale (Roubaud, Jouet, Le Tellier...) - mais la plupart creusent dans la vie quotidienne pour en tirer des textes doux et violents, tendres et cruels (Fournel, Baroche, Boulanger, Saumont...).
Pour ce faire, ils osent travailler la langue avec une audace que les romanciers n’ont que rarement. Annie Saumont et Béatrix Beck, surtout, secouent l’écriture. Foin des tirades classiques, foin du style compassé, foin des modèles du XIX° siècle : la question est de savoir comment écrire maintenant, avec les mots, les rythmes, les constructions, les savoirs et les inquiétudes d’aujourd’hui.
Autant dire que Maupassant est mort. Admiré, certes, mais enterré. Et avec lui, la nouvelle classique. On voit ainsi apparaître une génération de textes brefs, qui sont des nouvelles d’un autre type : des fragments, des sortes de photographies, des instants, de purs plaisirs d’écriture. Holder, Autin-Grenier, Delerm, de Cornière...
Qu’importe que cela ne ressemble pas aux nouvelles classiques. Qu’importe également que certains auteurs cherchent à marier les nouvelles en forme de roman (Blanc, Duchon-Doris...). Qu’importe cette bousculade des définitions universitaires. L’essentiel est l’exploration d’écriture que permet aujourd’hui le texte bref. Et le plaisir qu’on retire de cette exploration si souvent fructueuse.
Finalement, même si les nouvellistes se plaignent toujours de la langueur éditoriale dont ils sont victimes, on voit que le malade a la vie dure. La preuve, c’est qu’il fait de beaux enfants à la littérature. Ce qui - évidemment - constitue la meilleure des nouvelles.