Pour une petite histoire du « roman-par-nouvelles » et de ses malentendus

On ne se méfie jamais assez de ses propres bêtises. Si Vincent Engel m'a demandé d'intervenir ici, c'est parce que depuis quelques années j'ai fait la bê­tise de bap­tiser "romans-par-nouvelles" mes recueils de nouvelles. Du coup, supposant que j'y connaissais quelque chose, il m'a fixé comme tâche de parler de "la petite histoire du ro­man-par-nouvelles".

À vrai dire, cette histoire n'est rien d'autre, du moins pour ce qui me con­cerne, qu'une histoire de malenten­dus.

Quand j'ai commencé à écrire des recueils que j'ai affublés par maladresse de ce vilain nom de "romans-par-nouvelles", j'ai cru que j'entreprenais un tra­vail un peu nouveau, et que j'avais même découvert une so­lution commode au pro­blème délicat des rapports entre les textes dans un re­cueil de nouvelles. Parce qu'en réalité tout est parti de là : d'une interrogation sur la façon dont plusieurs nouvelles peuvent tenir ensemble dans un recueil.

Je crois qu'on ne peut plus se contenter de procéder comme les bons au­teurs du XIX° siècle, qui additionnaient plusieurs de leurs textes déjà publiés dans les re­vues et les journaux, et qui donnaient pour titre à l'ensemble le titre de la première nouvelle. Le procédé a le mérite de la simpli­cité, mais chacun sait qu'on risque de recueillir ainsi des textes disparates et  mal accordés. C'est un rassem­blement, pas un assem­blage. Passe encore quand ce travail est le fait de grands auteurs : leur talent sauve tout. Lorsqu'il s'agit en revanche d'auteurs de moindre envergure, le dé­sordre des textes rend parfois la lecture indigeste : la polyphonie vire à la cacophonie.

Je me demande même, plus généralement, si ce problème ne tient pas à la nature même du texte bref. Parce que, pour le dire en un mot, la nouvelle est d'abord un art de la trahison. Le traître est l'auteur. Il est sans pitié. Son travail consiste en effet à conduire méticuleusement le lecteur jusqu'au point où sans prévenir, d'un seul coup, il va lui dérober le sol sous les pas, pour le laisser seul devant une page blanche, seul devant l'interruption de son plaisir, seul de­vant un vide qui manque assez souvent d'agrément, et peut-être enfin seul de­vant lui-même, alors qu'il comptait sur l'auteur pour aller jusqu'au bout de l'histoire.

Lire une nou­velle, c'est ainsi chaque fois constater que l'auteur trahit votre confiance. La nouvelle est tou­jours une petite fabrique d'insatisfaction.

Il faut du temps pour admettre une telle trahison. Chaque nouvelle a donc besoin d'un instant de silence autour d'elle. Son ingestion peut être rapide, sa digestion est toujours lente. Or l'ordre du recueil ne permet pas toujours de pas­ser avec aisance du silence qui doit accompagner une nouvelle au bruit que fait la suivante qui commence. Si en outre les textes se ressemblent beau­coup, il peut  se produire alors des interférences qui perturbent la lecture par des échos fâ­cheux, comme s'il existait une sorte d'effet Larsen dû au rapprochement incon­trôlé des textes.

C'est ce constat qui m'a poussé à m'intéresser à l'agencement des nouvelles dans un recueil. J'ai essayé de les combiner de façon à les faire fonctionner en­semble.

On peut d'abord les réunir autour d'un thème commun (un personnage, un lieu, une famille, un senti­ment, un principe d'écriture...). Mais il faut aussi les disposer les unes par rapport aux autres, de sorte qu'elles puissent s'accompagner et s'appuyer mu­tuellement. On peut ainsi placer une nouvelle plaisante après une nouvelle grave, ou une longue après une courte, et plus en­core ménager des si­lences, des repos, des accélérations, des chocs, jouer égale­ment des rapprochements et des éloi­gnements, travailler avec les rythmes et les harmonies, chercher au besoin des rimes, des croisements, des rapports tacites, tendre des liens, inventer cent tours et cent ma­nières, et, pour tout dire, travail­ler de si près la question de la pa­renté entre les nouvelles que le recueil finit par ressembler à un roman dans lequel chaque texte participe à sa manière à l'économie d'ensemble tout en conservant son indépendance.

Voilà donc ce que j'avais imaginé dans mes "romans-par-nouvelles" : dé­placer le problème classique des nouvelles sur la question des rapports entre les nouvelles. C'était une petite origi­nalité dont je tirais parfois argument pour es­sayer de prouver que je ne suis pas plus bête qu'un autre. Ce genre de fierté est le lot de tous les naïfs.

Une telle illusion résiste mal à l'expérience. Et l'expérience ici montre que bien des auteurs ont af­fronté ce genre de problème. Et depuis assez longtemps.

Sans prétendre le moins du monde à l'exhaustivité, il suffit de penser, par exemple, à La Ruche de Camilo Cela. Ou à La Rue jaune de Vera Canetti. Ou en­core au Livre d'un été de Tove Jansson, à Tower Park de John Taylor, ou aux Mou­flets de Susan Minot. Plus près de nous, je pense au Fin fond d'Isabelle Jan, aux Graveurs d'enfance de Régine Detambel, au Boulevard de l'Océan de Fran­çois de Cornière, à La Petite cinglée de Janine Teis­son, à Romillats de Jacques Jouet, aux Petits états d'Amérique de Françoise de Maulde, aux Grosses rêveuses de P. Fournel, et j'en oublie hélas beaucoup d'autres.

Parfois même, l'auteur vend la mèche. Siri Hustvedt, pour sa part, dit à chaque interview que c'est l'héroïne unique des Yeux bandés qui tient ensemble tout le recueil de nouvelles. Plus explicite encore : Treize contes qui pourraient faire un roman, titre Rexhep Qosja.  Quant à Enrique Vila-Matas (Une Maison pour toujours), il énonce son pro­jet on ne plus plus clairement : les douze textes de ce livre consti­tuent, dit-il, "un ro­man fragmenté. […Ce] sont comme des nou­velles, mais l'ensemble forme un ro­man."

Tel est le premier malentendu de la petite histoire du "roman-par-nou­velles" : chacun sans doute croit être seul à frayer son chemin, alors qu'en fait c'est une véritable petite troupe qui s'avance. D'ailleurs il suffit d'en parler au­tour de soi pour s'apercevoir que cette question intéresse pas mal de gens, qui s'empressent  d'échanger des informations et des réflexions (Faulkner aurait fait quelque chose  de ce genre, peut-être Joyce, sans doute Dabit, d'autres en­core, Esther Croft, Monique Proulx, Ben Jelloun, probablement R. Brautigan, et il fau­drait peut-être regarder de plus près J. Renard et sa façon de composer Poil de Carotte ou Sourires pincés, et ainsi de suite). La fa­mille ne cesse de s'agrandir. La prétendue découverte individuelle est en fait un petit mouvement collectif.

C'est une déception pour les ingénus qui pensaient frayer tout seuls leur chemin. En même temps c'est un encouragement. Parce que cette convergence prouve qu'il y a un intérêt réel pour la question du rapport entre les nouvelles. Un véritable travail se fait là, qui mérite qu'on le suive avec atten­tion.

Il faut toutefois considérer un autre malentendu. C'est celui du principe de liaison des nouvelles. Qu'est-ce qui est réellement en jeu dans ces relations ? Le problème consiste-t-il  seulement à faciliter le passage d'un texte à un autre ?

Il existe à cet égard une expérience très révélatrice. Après la mort d'He­mingway, des éditeurs se sont avisé qu'il avait rédigé plu­sieurs nouvelles cen­trées sur le person­nage de Nick Adams, et qu'il existait en outre parmi ses ma­nuscrits inachevés huit textes qui se rapportaient au même personnage. De là leur idée de conjoindre les nouvelles éparpillées dans divers re­cueils, d'y ad­joindre les textes inédits, et de reclasser le tout selon un ordre chronologique, pour fabriquer un ouvrage baptisé Les Aventures de Nick Adams, qui est censé fonctionner comme  une sorte de "roman-par-nouvelles".

Or ce livre ne fonctionne pas comme prévu. Du moins c'est mon impression. On dirait qu'à être ainsi réunis, les di­vers textes s'annulent l'un l'autre. Ils se répè­tent, perdent leur force, s'affadissent, s'éteignent presque. Il y manque du relief, du mordant, de la surprise, du nerf. Pourtant, pour seize d'entre eux, on les avait déjà lus ailleurs, et appréciés. Et voilà que leur réunion les attriste. C'est dire que cette réunion ne va pas de soi.

On touche là au cœur du problème. Le point essen­tiel est sans doute celui de l'architecture des rapports entre les nou­velles. Les textes réunis pourront bien avoir le même objet, ils ris­quent fort de ne pas très bien fonctionner en­semble s'il n'existe pas entre eux des connivences, des ruptures, des échos, des re­prises, des surprises, des bifurcations, des ren­contres, et tout ce qu'on peut imaginer en fait de relations, que l'auteur doit prévoir explicitement pour cons­truire un ensemble bien dé­cidé à tirer parti de la diversité des textes qui le composent.

Or, par définition, ces relations ne s'écrivent pas. Elles sont constituées par le vide qui sépare et réunit les textes. C'est donc le silence qui les fait exister. Leur domaine est celui de la suggestion, du tacite : du non-écrit. En fin de compte le non-écrit a ici autant d'importance que l'écrit.

De cette idée simple découlent trois autres idées, simples elles aussi, qu'il s'agit seulement de formuler à peu près clairement pour pouvoir les penser.

La première est qu'on tient là, peut-être, une des solutions possibles pour essayer de régler la fameuse question des pouvoirs réciproques de l'auteur et du lecteur. On sait que la critique des années 70 vitupérait la conception tradition­nelle de l'auteur censé tout connaître, tout maîtriser et tout régenter dans le monde de ses propres écrits. Cette critique vertueuse, et tout à fait juste au de­meurant, n'a cependant pas toujours été aussi fructueuse qu'elle aurait pu l'être, parce qu'en voulant contrebalancer le pouvoir ro­manesque de l'auteur elle a bien souvent instauré son pouvoir théorique ou professoral. C'était encore une fois faire bon marché du pouvoir du lecteur.

Or ce pouvoir-là se situe peut-être d'abord dans le vide qui sé­pare et unit les textes dans un "roman-par-nouvelles". Parce que cette situation fait que le lecteur est celui qui lit, c'est-à-dire celui qui relie : celui qui, faisant sa lecture, bâtit en même temps ses liai­sons à lui entre les textes. Il se trouve donc finale­ment en position de s'approprier le livre puisque c'est lui qui le tisse. On peut donc penser qu'il y a peut-être là une des solutions possibles à la question du pouvoir du lecteur.

D'un autre côté, - et c'est la deuxième idée -, ce travail de liaisons et d'interprétations correspond probablement à un nouveau type de lecture. Le travail sur les relations entre les textes n'est en fait, finalement, qu'un travail de montage, et tout notre environnement nous a depuis longtemps habitués à ce type de pensée : nous ne sommes pas seulement les fils de Balzac et de Dos­toïevski, nous sommes tout autant les enfants d'Eisenstein et de Grif­fith - et de Starsky et Hutch. La technique du montage est maintenant familière aux lec­teurs, comme le prouvent les thrillers destinés au grand public et qui sont bien souvent composés de fragments. Les ruptures, les sauts, le passage abrupt d'un plan à un autre, d'une scène à une autre, d'une tonalité à une autre, et l'interprétation de ces cassures, nous en faisons depuis bien long­temps le prin­cipe de notre perception des œuvres culturelles. Nous avons appris que les dis­continuités sont toujours en même temps des contiguïtés. C'est même mainte­nant la continuité qui nous en­nuierait presque : le temps lent, étale, qui suit imperturbable­ment son cours, le temps qui prend son temps, ce n'est plus notre temps.

On peut par conséquent  admettre que le "roman-par-nouvelles", parce qu'il procède par coupures, par séquences et donc par montage, est peut-être en situation d'explorer ou d'expérimenter un territoire nouveau de la lecture. Il peut ainsi constituer l'une des formes les plus contemporaines d'écriture. D'autres, bien sûr, ont la même ambition. Je veux seu­lement dire que le "roman-par-nou­velles" peut lui aussi avoir cette prétention, et que ce travail peut lui être parfois plus facile que pour le roman traditionnel, qui est encore souvent prisonnier de la lenteur et de la continuité.

Mieux encore, le "roman-par-nouvelles" a peut-être également (c'est la troisième idée) le pouvoir de travailler sur un autre aspect de la modernité : le col­lage.

Le collage aura agité tout le XX° siècle. Dans la peinture, dans le cinéma, dans la musique, dans la littérature enfin, il aura consti­tué une question obsé­dante, dont la force tient à ceci qu'il introduit dans toute œuvre un principe d'impureté, et qu'il y inocule le principe même de l'incertitude.

L'œuvre classique, ou même romantique, est après tout se­reine. Elle a ta­misé le monde extérieur : elle l'a mesuré à ses propres catégories, elle l'a traduit dans son langage à elle, elle le tient à distance. Avec le collage en revanche, c'est le monde qui fait irruption dans l'œuvre. Il y surgit d'une façon qui n'est jamais pleinement maîtrisée, puisqu'il figure toujours la réalité extérieure, celle dont le langage demeurera toujours indifférent à l'art et diffé­rent de l'art.

Au fond, le collage est toujours sale. Dès lors, l'œuvre qui accepte le collage ne peut plus demeurer pure. Quelque belle qu'elle soit, elle sait désormais qu'elle ne peut jamais être parfaite, lisse, finie.

En ce sens le "roman-par-nouvelles" s'apparente au collage. Constitué de fragments, de morceaux, tissé par chaque nouvelle aussi bien que par les vides qui les séparent, il raconte toujours une histoire déchirée, et il sait qu'il est constitué aussi bien de ces his­toires que de ces déchirures. Il est fait de relations probables et de liaisons improbables. Il ne dit jamais tout. Il n'est jamais parfait. Il est tou­jours troué. Il ne prétend pas à la to­talité, il se sait fait de bribes, et de bribes in­complètes. Il avance dans l'incertitude.

C'est un puzzle, mais pas un de ces puzzles savants qui ne se plaisent à multiplier les difficultés et les secrets que parce que leur auteur les sait ache­vables, donc tendus vers une perfection pos­sible. Ici au contraire il s'agit de puzzles auquel manqueront tou­jours quelques pièces : donc inachevables.

On voit par là que le "roman-par-nouvelles" n'est pas raison­nable.

C'est bien là son intérêt. C'est bien là aussi sa liberté.

Cette liberté, il la tient, finalement, de la réputation de faiblesse de la nou­velle. Le texte bref en effet n'a l'air de rien. Les enjeux littéraires n'y paraissent pas considérables. Le monde de la nouvelle est en général tenu à l'écart des luttes de pouvoir. On peut donc y travailler en paix. C'est l'occasion d'expérimenter les possibilités de l'écriture.

C'est ainsi que le "roman-par-nouvelles" peut essayer de combiner l'intelligence et le plaisir. Le mariage est difficile. Lorsqu'il s'agit cependant de chercher à marier le plaisir technique de la nouvelle à l'intelligence tactique du ro­man, on se dit que ça vaut quand même la peine d'essayer. Même - et surtout - si l'on sait qu'un tel mariage est impossible et qu'il faudra toujours recommen­cer le travail. Après tout, on peut estimer que c'est une belle perspective pour l'écriture que de devoir toujours être recommencée.

(colloque de Louvain-la-Neuve, 1994)

 

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